Organisation Sociale & Appropriation de la culture
Introduction :
Maxime : Lorsqu’un thème est avancé j’aime toujours rechercher la définition des termes utilisés, pour appréhender leur sens dans leur plus grande globalité, pour en saisir une compréhension la plus large possible.
Une organisation prend en compte l’arrangement, l’agencement voire l’auto-arrangement d’une structure, avec une insistance sur l’association autour de buts déterminés. Nous y reviendrons plus tard.
Le ‘social’ fait référence à une communauté, aux relations entre un membre et le groupe entier ou entre le groupe et les autres groupes gravitant autour. Cela peut prendre en compte les conditions matérielles, physiques ou psychiques des membres de la dite communauté et vise toujours à l’amélioration de leurs conditions de vie.
L’appropriation correspond à faire sien, à prendre pour soi, et peut être différencié des acquisitions demandées par l’Education Nationale. L’appropriation entend une profondeur, un ancrage plus puissant qu’un simple acquis pouvant se retrouver perdu au fil du temps.
Enfin, et non des moindres, la culture au sens large rend compte de la culture du sol autant que de l’esprit – en somme, la culture correspond à faire vivre ! Spécifique à l’espèce humaine la culture correspond à l’ensemble des usages et des coutumes (religieux, artistiques, intellectuels), des connaissances et techniques acquises par une communauté, et des convictions partagées au sein d’une communauté. Vaste programme !
Nous comprenons ainsi qu’une relation existe au sein d’une communauté entre l’individu et le reste du groupe. La communauté doit apporter à l’individu (convictions, connaissances, coutumes) et l’individu doit apporter en retour à la communauté (je parle ici de contribution). Et c’est de cette relation que naissent des questions vis-à-vis de notre travail : quel choix de structure visons-nous ? Quelle communauté soutenue par quelle culture ? Et comment atteindre cette appropriation culturelle à travers nos choix ?
Manuel : L'ensemble de notre travail éducatif pour l'adolescent devrait être guidé par le sens et par le développement, écartant ainsi l'aporie et l'aliénation. Ces objectifs de sens et de développement requièrent pour l'adolescent une unité de temps, de lieu, d'activité, de culture, qui concourent à la construction de l'unité de l'identité, de la personnalité. La culture répond à un besoin matériel, pratique, direct, et immatériel, psychique, indirect. Le programme d'études pour l'adolescent présenté par le Dr. Montessori dans De l'Enfant à l'adolescent se construit sur deux volets: l'organisation sociale et la culture. L'organisation sociale s'ancre dans le cadre concret d'une maison rurale, avec vie de communauté et développement de l'indépendance économique. L'appropriation culturelle s'ouvre sur trois aspects: l'expression de soi –musique, langage, arts; le développement psychique – morale, mathématiques, langage; la civilisation et ses travaux – sciences, progrès, histoire de l'humanité. Dans cet environnement de travail pour l'éducation de l'adolescent, quelle relation l'organisation sociale et la culture entretiennent-elles? Pourquoi l'organisation sociale est-elle si centrale à l'adolescence? Quel lien peut-il y avoir entre cette forme d'organisation et d'étude et les objectifs institutionnels nationaux? Les éléments qui contribuent à nourrir notre réflexion sont les caractéristiques psychiques de l'adolescent, notamment son besoin d'une appréhension concrète du monde. A quelle étape de la construction de sa personnalité ce besoin de manipulation concrète correspond-il? Nous soulignons l'aspect concret de la vie d'une maison, qui fait écho à la Maison des Enfants entre 3 et 6 ans et distingue l'adolescence de la période intellectuelle et d'appropriation abstraite de la culture entre 6et 12 ans. Dans cette phase concrète de l'adolescence, par l'expérience, se construit l'indépendance sociale.
-
Organisation sociale en pratique : un cadre pour le développement de leur indépendance
Manuel : L'organisation sociale à l'adolescence s'ancre dans l'environnement préparé d'une maison à la campagne et une vie de communauté en résidence. Ces éléments constituent la base du matériel pour l'éducation de l'adolescent. L'organisation sociale est induite par les besoins de la tenue d'une maison, son entretien, son économie, ses travaux de maintien, d'amélioration, d'embellissement, et par la production des moyens de subsistance développant une activité dans les secteurs primaire, secondaire et tertiaire de l'économie. Dans cet environnement se développe une organisation chronologique de l'activité, suivant un rythme régulier quotidien et hebdomadaire permettant deux plages de travail de trois heures chaque jour. La division et le partage du travail permettent une répartition par rotation du soin du lieu au quotidien. Cette répartition donne également lieu à une matinée de travaux de communauté hebdomadaire et à une concertation quant aux prises de décisions, elle aussi hebdomadaire à l'occasion d'un conseil de communauté faisant état des travaux menés dans les divers domaines d'activités de la communauté. L'amélioration de l'environnement se mène aussi sur le long terme, avec des réalisations auxquelles concourt l'ensemble de la communauté à tour de rôle ou simultanément pour les aspects de conceptualisation et d'accomplissement . La complémentarité du travail se manifeste également dans le plan d'études et travaux, recherche commune sur un thème général lié aux besoins de l'environnement, chaque adolescent étudiant un sous-thème de son choix en lien avec ce thème général. Cette approche de la culture est une opportunité de coopération dans l'étude abstraite, et d'interaction des recherches et des travaux pratiques. Elle offre un retour direct sur les bénéfices du travail et contribue à la résolution de problèmes, au sentiment de confiance et d'estime de soi, au contrôle de l'erreur et à la tendance de se perfectionner, à l'éducation morale. Par ces différentes formes de coopérations, l'adolescent éprouve le sens de son utilité, de la valeur de chacun, de sa propre valeur, il rencontre des opportunités d'expression de soi, de sa créativité, notamment dans les prises de décisions, d'appropriation, d'engagement. Le caractère pratique permet d'exercer la cohérence et le réalisme de la vision qu'il a du monde réel. La complémentarité pratique est un soutien à l'esprit d'entreprise qui est l'Esprit de l'adolescence, donc ce à partir de quoi nous devons nous-mêmes entreprendre notre travail de son accompagnement sur le chemin de sa croissance et du développement de son indépendance.
Maxime : Trois points essentiels peuvent être associés à ce que Manuel vient de dire dans les aspects pratiques de l’organisation sociale.
Tout d’abord les routines, certaines quotidiennes et d’autres hebdomadaires, permettant de stabiliser et d’ancrer le jeune dans une culture commune. Ces routines sont basées en premier lieu sur le travail et le soin porté à l’environnement : allant de paire avec les horaires réguliers de travail libre, les responsabilités quotidiennes permettent vraiment de rythmer les journées des jeunes autour d’un intérêt commun. Les retrouvailles hebdomadaires avec les séminaires chaque jeudi, et le vendredi entièrement dédié à la vie de communauté (travail de communauté le matin et conseil de communauté l’après-midi) donnent les moyens aux jeunes des temps réguliers pour mettre en avant leur maturité et leurs prises d’initiative – en un mot, leur indépendance.
La discipline fait également partie des piliers de l’organisation sociale afin d’incarner une culture commune. Cette discipline se retrouve immédiatement mise en pratique lorsqu’une situation originale intervient : le jeune qui doit s’occuper du repas est malade, qui pour le remplacer ? La discipline vis-à-vis du travail évolue souvent en trois temps. Elle est souvent d’abord imposée par les adultes, dont c’est le rôle d’assurer les cadres de vie en communauté. Elle se fait ensuite entre eux, lorsqu’un plus grand ou plus mature rappelle au plus jeune les règles ou demande plus de calme pour se concentrer. L’objectif final est que la discipline soit intérieure, et que chaque jeune ait la volonté de se développer une rigueur personnelle car il connaît les bénéfices d’une telle autodiscipline.
L’esprit critique et la curiosité forment le troisième point de l’organisation sociale sur lequel se baser. En effet, comme dit précédemment, le plan d’études et de travaux basé sur un trimestre permet à chaque jeune de développer des thèmes à la fois importants pour notre vie quotidienne (les brise-vent pour protéger le potager) et suivant leurs propres passions. Par ailleurs des créneaux sont offerts pour le développement sensoriel et intellectuel amenant à de réelles prises de position et à un esprit clair, fin et constructif (atelier rhétorique, séances d’écoute musicale, jeux d’esprit en début de matinée ou fin de journée). Toutes ces opportunités aident réellement au développement des jeunes, à leur indépendance sociale, mais cela leur permet aussi et surtout de chercher à améliorer encore plus leur environnement. Leur contribution à la communauté se ressent lorsqu’ils apportent leurs avis, du matériel, des efforts, leur investissement pour créer une vie de communauté la plus favorable possible.
2. Place de la culture dans l’organisation sociale : un environnement préparé
Manuel : Nous devrions souligner plusieurs besoins de la culture dans l'environnement préparé pour l'adolescent, qui se retrouvent dans ses besoins pour l'ensemble de l'organisation sociale dont elle est un support concret: le soin, la manipulation – y compris sensorielle par l'association dans la dimension communautaire de toute l'activité – le sens du détail, le respect, la reconnaissance, l'intelligence de la culture qui peut se comprendre en référence aux trois tamis de Socrate (le vrai, l'utile, le beau), le sens de la culture, une vision critique vis-à-vis de la culture, du progrès, du canon culturel. La culture doit être utile, liée aux besoins de l'environnement – ce qui exprime sa fonction directe, concrète – et liée aux besoins de développement de l'adolescent – ce qui est indirect, abstrait. Laplace de la culture doit permettre à l'adolescent de développer une posture d'amour envers l'environnement, d'altruisme, d'entreprise, une vision élevée de la culture en tant que privilège de notre espèce. Par ailleurs, la culture au sein de la communauté adolescente est le lien entre les individus et son histoire, ses sensibilités, ses découvertes, sa considération pour l'histoire de la pensée humaine, du travail humain. Elle exprime au niveau de la communauté son horme, son élan vital, la vigueur de sa santé, l'énergie qui permet l'assemblage, la construction, le développement de la personnalité. J'aimerais citer un exemple qui me semble illustrer la constitution de l'identité de notre communauté en lien avec l'étude collégiale d'un thème de recherche qui nous avait conduit à nous intéresser aux brise-vent: comment protéger notre sol de l'érosion du vent? Plusieurs hypothèses et thèmes de recherches ont été menés pour comprendre le phénomène, les problèmes posés pour la vie du sol, jusqu'à la conclusion qu'il nous fallait un couvert végétal vivant ou sec mais suffisamment lourd pour rester en place. Cette conclusion est simple, comme toutes les solutions, du moment qu'elles ont été trouvées. Or c'est une des trois prescriptions des comités d'experts scientifiques après la sécheresse de l'été 2022 pour préserver les sols dans des conditions de fertilité: maintenir un couvert végétal pour les protéger contre l'érosion de l'eau, du soleil, du vent. Cette découverte a intégré la culture de notre communauté comme partie constituante de ses pratiques, de sa connaissance scientifique des interactions dans un écosystème, de son intelligence de la relation entre la nature et l'humanité. Ainsi, à la manière adolescente, nous travaillons la culture avec cette question à l'esprit: à quoi cela sert-il? Quel est l'apport la culture pour notre travail dans la communauté adolescente? Et dans la vie d'un adulte? Ces questions éclairent les sens de la culture, peut-être même son essence: la culture est une source d'émerveillement par la multiplicité des portes qu'elle nous permet d'ouvrir pour explorer toutes les facettes du monde.
Maxime : La culture que nous visons doit s’inscrire dans un environnement riche en opportunités nous l’avons vu. Trois points me semblent importants à garder en tête lorsque nous planifions l’organisation sociale, correspondant au Trivium du langage développé par les philosophes grecs de l’Antiquité : la beauté, la bonté et la vérité.
Le beau, l’aspect merveilleux est un enjeu majeur. En effet, comment amener des jeunes à se construire dans une organisation ou dans un environnement qui ne donne pas envie ? Le lieu à Chavannes-sur-Reyssouze, pour celles et ceux qui y sont allés, est empli de cette beauté simple d’un lieu chargé d’histoire. Les murs gondolés, les tuiles du plafond, la porte massive menant à la grange, tout cela participe au merveilleux du lieu et permet aux membres de la communauté de se retrouver naturellement plus paisibles.
La bonté, la générosité et la gratitude sont des éléments qui doivent se retrouver dans chaque interaction entre individus, au sein de la communauté ou avec des personnes de l’extérieur. La préparation des repas jour après jour, le soin de l’environnement, le travail de la terre prévu sur les temps de travail doivent permettre aux jeunes de se rendre compte de la bonté autour d’eux, des bienfaits de la générosité et – nous pouvons l’espérer – ressentirons une gratitude vis-à-vis du lieu, des gens contribuant à leur communauté et de la vie elle-même.
Enfin, par vérité j’entends l’intelligence, la sagesse et la finesse. Cet objectif est clé dans l’organisation sociale, car il entend à la fois la finesse gestuelle (dans nos gestes de tous les jours, savoir verser de l’eau sans en renverser, dans l’ouverture et la fermeture d’une porte, tous ces détails du quotidien) ainsi que la finesse de l’esprit. Sortir de la gaucherie est primordiale, car elle élève le niveau de la discussion tout en permettant l’humour. Nous essayons vraiment de montrer que l’humour n’est pas l’apanage de la bassesse et des moqueries, loin de là. La recherche du raffinement dans les mouvements, souvent perçue comme pompeuse ou inutile, est pourtant indissociable du raffinement de l’esprit et – de fait se retrouve être un enjeu culturel fort.
3. Quelle culture – et pour quel but ?
Manuel : La culture de la communauté et la culture de l'adolescent expriment les fruits de l'organisation sociale. L'organisation sociale soutient l'appropriation culturelle et le développement de la culture dans la communauté et pour l'individu. Ces fruits sont la valeur du travail et la valeur du temps, l'organisation et l'anticipation, la valeur sociale du travail et de la culture, le rôle social et historique de la culture, notamment en lien avec la résolution de problèmes, la coopération, la complémentarité, l'utilité du travail de chacun, le perfectionnement comme moralité du travail, la confiance, l'expression de soi, l'intuition, la créativité, l'esprit d'initiative. Ces fruits expriment une posture personnelle. C'est à partir de cette posture personnelle que peut se développer une culture au sens plein. A l'adolescence, cette culture prend sens dans le service et la contribution qu'elle apporte à la communauté et au vivant. C'est à partir de ce sens qu'elle concourt à la formation de la personnalité de l'adolescent et à la construction de sa place dans la société.
Maxime : J’aimerais faire un rappel des définitions de départ. Une organisation est une association avec des buts déterminés ; une culture peut être un ensemble de convictions partagées. Nous nous retrouvons ici à un enjeu essentiel : que la culture que nous essayons de développer résulte de buts communs et de convictions partagées. Nous ne pourrons aller nulle part si nous ne tendons pas vers une même compréhension des buts de chacun, adulte et adolescent.
Un jeune m’a par exemple fait ce reproche la semaine dernière : « mais c’est impossible, vous voulez qu’on soit parfaits ! » Ce à quoi j’ai répondu : « Non pas parfaits, mais excellents. » La perfection est impossible, c’est bien là le piment de la vie. Par contre nous autres adultes faisons tout en sorte pour que nos jeunes tendent vers et à l’excellence, qu’ils excellent dans un ou plusieurs domaines et puissent, de fait, nous dépasser. En effet les adultes présents ont chacun leurs compétences et leurs limites, et notre rôle n’est certainement pas de montrer une forme ou une autre de perfection. Nous faisons plutôt en sorte de maintenir des exigences élevées, et espérons que les adolescents tendront peu à peu d’eux-mêmes vers cette excellence. Qu’ils puissent chercher à devenir meilleurs, qu’ils souhaitent et aiment progresser.
C’est cela mon objectif en tant qu’adulte, en vivant et travaillant à leurs côtés. Mon objectif est de les aider dans leur vie de futurs adultes, et leur objectif doit être de se donner les moyens de devenir des adultes capables, adaptables, curieux avec une culture riche et variée. Un jeune qui sort de notre environnement avec cette flamme de curiosité associée à une culture de la bienveillance et du travail bien fait, ce jeune s’en sortira toujours et atteindra toujours ses objectifs avec pleine conscience de ses choix, que ce soit à travers les rails prêts à être suivis ou les sentiers non battus. Et c’est cela qui constitue mon plus bel espoir en tant qu’éducateur Montessori.
Conclusion
Manuel : La culture est une conséquence de l'organisation sociale. La richesse, la créativité, la fertilité de la culture de l'adolescent reflètent selon sa personnalité propre l'identité, la culture et la qualité de la communauté adolescente. C'est sur la base des qualités qu'il peut y développer et dont est accompagné le développement de sa personnalité que se construit sa culture et son intérêt pour la culture. L'organisation sociale devrait permettre à l'adolescent de construire une posture personnelle forte envers le travail – persévérance, initiative, coopération –, d'identifier le sens et la contribution de la culture dans ses propres travaux, de nourrir sa reconnaissance envers les forces de la nature à l’œuvre dans la création, le développement et le soutien de la vie et de la culture.