Inspirer le Travail de l'Adolescent
Conférence donnée aux familles de la communauté adolescente
samedi 30 janvier 2021
Concernant le travail de l'adolescent, la référence en France est aujourd'hui encore l'éducation classique, le collège et le lycée traditionnels. Le fonctionnement de ces établissements est fondé sur l'apprentissage de connaissances. Si bien qu'on pourrait se demander si s'écarter de ce fonctionnement serait implicitement ou nécessairement synonyme de réaliser l'opposé de cette pratique et signifier « ne pas transmettre de connaissances ». C'est une image simpliste mais qui peut, largement à tort comme nous allons le voir, être attachée à la pédagogie Montessori. L'approche du Dr. Montessori est une forme d'appropriation de la culture qui emprunte un chemin différent de celui pratiqué par l'enseignement classique, notamment par le fait d'inspirer le travail de l'adolescent. Ce chemin est caractérisé par quelques éléments significatifs et éclairants dans ce domaine : la présentation de notions-clés qui vont permettre à l'adolescent d'ouvrir les portes de la culture ; le travail libre accompagnant choix de l'activité, épanouissement de l'esprit d'initiative, coopération ; les périodes sensibles en tant qu'expression d'un intérêt naturel de l'individu selon sa tranche d'âge, l'adolescence étant tournée vers les relations sociales ; la mise en contact de l'adolescent avec la culture et le réel doit lui offrir l'opportunité de faire des découvertes et de revivre ainsi des parties de l'histoire de l'humanité qui ont été des étapes de son développement.
Dans l'approche pédagogique de Maria Montessori, le partage et l'appropriation de la culture se fondent sur le développement de la personnalité, sur l'intérêt naturel selon les sensibilités propres à chaque âge, lesquelles permettent la construction de l'indépendance de l'être humain aux différentes étapes de sa croissance et sa formation d'« homme complet ».
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Concepts-clés & découvertes
A travers un exemple, nous aimerions réviser la notion de connaissance telle qu'elle est communément abordée dans l'enseignement secondaire. Si nous prenons la géométrie, elle est habituellement travaillée à des fins de maîtriser le nom, les particularités de telle ou telle figure et la manière de la tracer. L'apprentissage scientifique de cette connaissance est alors considéré comme l'objectif de l'activité, si bien que celle-ci est travaillée selon ce but et dans l'esprit associé d'un apprentissage fini.
Prenons à présent un exemple afin d'étudier les perspectives qu'offre une approche pédagogique de la géométrie dans le travail au sein d'une communauté adolescente en pédagogie Montessori. Nous avons récemment travaillé les polygones réguliers. Cette étude s'est présentée sous la forme d'une activité à préparer en autonomie et que nous nommons Séminaire de Mathématiques :
Séminaire de Mathématiques
semaine 15
Géométrie
Quelles surfaces et quels volumes peut-on identifier dans notre environnement de travail ?
Comment pourrait-on tracer des polygones réguliers de 3 à 12 côtés ? Comment se nomme chacun de ces polygones et comment peut-on en mesurer l'aire ? Comment peut-on expliquer la formule du calcul de chaque aire ?
Si l'on trace des carrés de côtés de 3 cm à 12 cm, existe-t-il une relation de proportionnalité entre leurs périmètres ? Existe-t-il une relation de proportionnalité entre leurs aires ? Si on réalise des cubes d'arête de 3cm à 12cm, existe-t-il un rapport de proportionnalité entre leurs volumes ?
Quels autres solides géométriques avons-nous ? Quelle est la formule du volume de chacun ? Existe-t-il un rapport de proportionnalité entre les différentes dimensions de ces solides et leurs volumes ?
Chacune et chacun prépare cette activité parmi l'ensemble des activités du travail libre auquel sont destinées six plages horaires de trois heures dans la semaine ; puis l'ensemble de la communauté se réunit pour partager ses travaux de la semaine sur ce thème, le jeudi à 11h.
Outre le tracé, le nom et les particularités des figures, un certain nombre d'éléments ressortent des observations menées sur la base de cette activité. La géométrie permet de développer une logique scientifique : observer, expérimenter, formuler des hypothèses, les tester. Les étapes de ce processus sont des occasions de découvrir des lois naturelles telles que les relations de longueurs et leurs conséquences, notamment dans un cercle pour ce qui est du thème des polygones réguliers. D'autres particularités peuvent être convoquées pour la vérification ou l'explication de telle ou telle particularité observée dans une figure : Pythagore, relation trigonométrique, propriétés des droites entre elles, de telles types de figures, des types de figures entre elles, propriétés liées aux angles et leurs relations avec le cercle, par exemple. Cette dynamique permet de faire des liens entre les parties dans l'abstraction et de développer une relation de logique géométrique avec le monde réel. C'est d'ailleurs à partir de l'observation récente de la géométrie naturelle dans l'exemple des choux Romanesco de notre potager, que nous avons semés à l'automne, dont les jeunes ont pris soin depuis et qu'ils vont bientôt pouvoir cuisiner pour leur déjeuner, que nous avons initié le travail dans le domaine de la géométrie. La géométrie est une opportunité d'avoir des intuitions, de créer, de développer son esprit d'initiative et de coopérer, de nourrir sa confiance en soi par la capacité à formuler des hypothèses réalistes et cohérentes. C'est aussi un temps pour se concentrer et chercher en soi, à l'instar du « double d'un carré » dans le Ménon de Platon, être précis, gérer la frustration, raffiner son geste, sa personne, sa culture.
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Travail ou pas de travail
Finalement, dans le thème « inspirer le travail de l'adolescent », nous comprenons rapidement que ce n'est pas tant la question de l'intérêt de l'adolescent pour la culture qui est prégnante. Et même lorsque nous amenons la culture de manière attractive, le tour peut ne pas être joué. Car l'ensemble du travail avec l'adolescent soulève une question implicite et sur laquelle une approche de fond doit être menée d'un point de vue culturel : celle du travail même, de l'adolescent, mais aussi en tant que principe social, de la vision qui porte le travail dans notre société, et de la moralité générale vis-à-vis du travail. Le travail est-il une vertu, une valeur, est-il estimé à la juste place qu'il occupe naturellement dans la société ? Le travail est naturel et bénéfique. Une éducation structurante doit encourager un véritable amour du travail, et je pense que c'est un virage de société tel que le formule Maria Montessori dans son recueil de conférences des années 1930 L'Education et la Paix : « L'amour de l'environnement pousse l'homme à apprendre, à étudier, à travailler ». Nous avions trouvé cette phrase inspirante et elle figure dans un cadre dans notre environnement de travail.
Cependant, en l'absence d'une posture morale vis-à-vis du travail dans la société, et devant l'échec consécutif à éveiller le sens moral du travail de l'enfant, c'est-à-dire à l'aider à croître en lui cette amour de l'environnement et du travail par lequel il en prend soin, en cette absence, quelle autre alternative peut-il rester à l'adulte, si ce n'est de réformer sa propre posture et ses pratiques éducatives, que de forcer l'ingestion de la culture dans l'esprit de l'enfant. Malheureusement, l'opération s'avère inefficace en plus d'être douloureuse, ce qui en fait un double échec.
La question de l'intérêt de l'adolescent pour la culture, pour l'environnement et pour le travail est pourtant bien naturelle, et cet intérêt se manifeste dès lors que l'adolescent se trouve dans un environnement inspirant de manière prolongée, un environnement élaboré et organisé selon les besoins de son âge et avec lequel il est mis en contact par son travail.
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L'Environnement Préparé
Le travail de Maria Montessori a consisté à observer le développement naturel de l'enfant et de l'adolescent, ce qui a permis l'identification des sensibilités propres à chaque âge et de préparer un environnement de travail bénéfique à l'épanouissement de l'individu, de ses potentialités, de sa personnalité. Concernant l'adolescence, celle-ci présente un défi, notamment par le fait qu'elle s'inscrit dans une discontinuité intellectuelle par rapport à la période précédente, entre 6 et 12 ans, lorsque l'enfant connaît une période d'appréhension de la culture par l'abstraction. La période 6-12 ans est en effet caractérisée par un élan naturel pour l'appropriation des lois abstraites du monde : scientifiques, philosophiques, sociales, morales, toutes sont naturellement abordées à cet âge par l'intellect. Or l'adolescence s'inscrit en rupture avec cette dynamique intellectuelle par l'abstraction.
A l'adolescence, comme de la naissance à 6 ans, l'énergie de l'organisme va à la croissance et toute l'énergie psychique sert l'autonomie fonctionnelle, l'indépendance sociale. Du point de vue physique, il s'agit de la croissance de l'organisme, d'abord le squelette puis les organes (cœur, poumons, muscles), ce qui ramène l'individu à une étape de fragilité et de vulnérabilité pour ce qui est de sa santé. Un parallèle peut s'établir entre la maladie et la mortalité infantiles et leurs équivalents à l'adolescence, ce qui requiert dans l'environnement éducatif un soin physique et psychique particulier. Cette instabilité, qui se rencontre aussi au niveau émotionnel, différencie également l'adolescence de l'enfance entre 6 et 12 ans, période d'énergie et de stabilité physique et psychique qui va permettre à l'individu de se rendre disponible pour le développement de l'abstraction. Ce phénomène s'illustre notablement dans la similitude de taille un enfant du début et de fin de cette tranche d'âge et la dissimilitude de taille entre l'adolescent de 12 ans et celui de 18 ans.
Qu'est-ce que le travail de l'adolescent ? Comment l'inspirer ? L'adolescence se répartit en périodes de deux années suivant la croissance du squelette (12-14 ans), puis des organes (14-16 ans), puis de maturation des fonctionnalités créées dans les quatre années écoulées (16-18 ans). Chaque phase prépare une sphère d'indépendance différente. Toutes ont un point commun : la coopération, ce qui induit la communauté comme environnement préparé et le développement social comme matrice de travail.
La période 12-14 ans est un âge pratique. Les premières transformations de l'organisme induisent un profond bouleversement et, au niveau psychique, introduisent une ère de doutes et d'émotions fortes. Du fait de l'immaturité de la balance émotionnelle au niveau du cerveau (lobe pré-frontal), celles-ci gouvernent parfois l'individu, si bien qu'il peut en ressortir un climat d'incompréhension. L'adolescent a besoin que cet état soit respecté. Cette particularité permet à l'être humain de s'émanciper et d'entreprendre le chemin de sa métamorphose vers son indépendance de futur adulte. C'est sans doute l'étape la plus déroutante quant aux schémas de l'éducation qui se fondent sur l'idée d'une continuité des apprentissages de savoirs de la culture abstraite par l'abstraction. En effet, durant ces années, comme l'écrit Maria Montessori dans De l'Enfant à l'Adolescent, la sensibilité sociale rend l'individu réceptif aux formes de brusqueries, particulièrement lorsqu'elles émanent de celui dont il sait qu'il doit s'affranchir pour réaliser sa propre personne : l'adulte. A cet âge un climat de confiance va permettre l’épanouissement de l'individu et préparer indirectement sa disponibilité pour la suite de son développement entre 14 et 18 ans. A ce stade, il est intéressant de noter que le fait de travailler sur six années avec l'adolescent nous prémunit contre l'écueil de l'immédiateté et l'illusion des résultats immédiats, ce qui n'existe nulle part dans la nature : tout phénomène requiert une forme de maturation, ce qui est très juste dans le cas de la croissance de l'être humain et que permet de travailler la vie de communauté et son organisation. Cet environnement de confiance va créer les conditions d'une qualité de relation et de travail.
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Présenter la culture
Inspirer le travail de l'adolescent, c'est aussi penser la façon dont nous lui présentons la culture. Maria Montessori exprime cette posture dans l'expression « offrir l'opportunité », laquelle se présente comme un présent offert et une invitation à entrer dans la culture, une clé pour la construction de l'autonomie. Ce présent est de nature à inspirer le travail de l'enfant et de l'adolescent. Si tel est le cas dans les observations que mène l'éducateur, il peut en déduire le stade de son développement quant au domaine sur lequel porte son observation.
La présentation de la culture est inspirante si elle entre en résonance avec le stade développement de l'individu et son intérêt par conséquent. De plus, elle est inspirante par la qualité et le soin avec lesquels elle est présentée : ordre, beauté, attractivité. Elle est inspirante par son adéquation avec le questionnement général de la période : la préparation du futur adulte, la construction de l'indépendance sociale (« Aide-nous à organiser notre travail ») et l'indépendance économique (la production).
L'ensemble de l'éducation Montessori est tournée vers l'appropriation du monde réel : par l'indépendance fonctionnelle entre 0 et 6 ans (« faire »), intellectuelle entre 6 et 12 ans (« penser »), sociale à l'adolescence. A l'adolescence, la culture et la science se mettent au service de la vie sociale (la communauté) et économique (la production). Au-delà du matériel, l'activité exprime une vision du développement de l'être humain. Cette vision fait partie de la culture de la communauté et l'adolescent est inspiré dans son travail par le sens que lui donne son propre contact avec cette vision par les occasions qu'offre la vie de la communauté d'en prendre conscience : par les discussions sur ce thème, par la lecture des écrits de Maria Montessori sur l'adolescence. Ces lectures aident l'adolescent dans la cohérence de son travail et dans son sentiment d'être écouté dans ses besoins. Il se sent soutenu, ce qui accompagne son appropriation du lieu et de sa culture, de ses codes, dont le travail. Le travail social, la contribution à la communauté, guident son éducation morale entre 12 et 18 ans.
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L'attrait pour la culture est naturel
L'attrait pour la culture est différent à chaque âge, reposant sur les sensibilités propres à chaque plan de développement en lien avec les différentes formes d'indépendance vers lesquelles l'être humain se tourne naturellement pour les travailler. Cet intérêt doit être respecté dans les différentes formes qu'il prend selon les âges de la croissance.
A l'adolescence, cet attrait prend des formes complexes. Le développement redevient fonctionnel après la phase de développement intellectuel la plus intense que l'individu connaîtra dans toute sa vie. En ceci, l'adolescence est donc une phase de rupture dans le déroulement de l'existence humaine. Ce rupture est une source de déroutement. Les besoins de la croissance de la stature vont générer une production hormonale forte, déstabilisant l'équilibre physique et psychique qui avait prévalu entre 6 et 12 ans.
Dans la communauté adolescente que nous accompagnons, nous observons une suite logique quant à l'inspiration du travail de l'adolescent : l’épanouissement personnel induit le développement qui amène à son tour l'attrait pour la culture et l'intérêt pour le partage de la culture dans la communauté. Ce processus repose sur la norme morale de la communauté, par le travail de l'adolescent et par la division du travail.
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